jeudi 11 mars 2010

Jazz et flamenco


A la demande (presque) générale, je vais me livrer ici à un petit exercice de style en comparant le jazz et le flamenco. Avant de commencer, je tiens à préciser que je ne suis pas musicologue et que mes modestes connaissances me viennent d'une culture musicale tout ce qu'il y a de plus banal sous nos latitudes (grandes pièces classiques, jazz, blues, chanson française, rap...) et bien entendu d'une étude approfondie du flamenco. Je suis donc susceptible de faire des erreurs d'analyse (j'espère pas), mais surtout mon vocabulaire "savant" viendrait plus de la sociologie que de la musicologie.

Structures
Commençons par établir une sorte d'idéal-type de la musique occidentale. Notre tradition musicale est gouvernée par le concept de "chanson", à savoir un thème caractérisé par un rythme et une harmonie bien déterminés, avec un refrain et plusieurs couplets qui traitent généralement du même sujet. Le principal effet musical recherché est celui de la reprise d'une mélodie (le refrain ou une mélodie interne à chaque couplet). Pour écrire une "bonne" chanson, une ou deux bonnes idées suffisent. Il suffit ensuite de les développer pour faire les couplets.

Malgré les influences de la musique noire américaine, le jazz est empreint de cette culture musicale. Ce que les jazzmen appellent des "thèmes" sont en fait des sortes de chansons (avec des paroles ou purement instrumentales). Ils sont en général simples et relativement courts. Un thème de jazz tient généralement sur une seule feuille de partition. On est loin des œuvres fleuves avec de longs développement du classique. 

Quand les musiciens se mettent à le jouer, ils commencent par jouer le thème tel qu'il est écrit. A la fin de cette première phase, on rentre dans la phase d'improvisation où chaque musicien dispose d'un ou plusieurs cycle de la grille pour improviser (voir plus loin la définition du mot "improvisation").

C'est le concept de "grille" qui est intéressant ici. C'est la suite d'accords qui caractérise le morceau (par exemple : une mesure de La 7, puis une de Mi 7, une de La 7 encore, puis une de Si 7, une de Mi 7, puis une de La 7 pour terminer le cycle et on recommence). Le musicien improvise, certes, mais sur la grille. Car pendant que l'un fait son solo, les autres maintiennent la grille.

On a ici un premier point de comparaison : le flamenco n'a pas d'homogénéité harmonique, seulement rythmique (une Buleria peut être jouée en LA andalous, en LA mineur ou en LA majeur sans que cela change le fait que c'est de la Buleria). Ensuite, il n'y a pas de grille en flamenco. D'une letra (ou d'une falseta) à la suivante, on est susceptible de changer totalement d'harmonie. 

Par exemple, on peut avoir une letra qui fait La-Ré mineur-Fa-Sib-La, suivie d'une autre qui fait Fa-Do-Sib-La ! D'autre part, le nombre de mesures dévolu à chaque accord n'est pas fixe. On reste sur un accord jusqu'à ce que la mélodie du chant oblige à passer au suivant. Enfin, je l'ai déjà dit, les letras n'ont pas d'unité dans le sujet traité, et il n'y a pas non plus de refrain (ça se fait de plus en plus, mais c'est l'influence de la soupe radiophonique qui pollue les oreilles de tout le monde).

Improvisation
L'improvisation n'a pas non plus le même sens en jazz et en flamenco. En jazz, il s'agit pour le musicien de faire un ou plusieurs cycles de la grille avec des mélodies libres (c'est-à-dire non écrites sur la partition) mais qui doivent néanmoins suivre la progression harmonique de la grille. Il termine son solo à la fin de la grille et le groupe reprend le thème en coeur, les gens applaudissent, on est content.

En flamenco, pas de grille, donc pas de limite ni dans le temps ni dans les possibilités harmoniques d'une "improvisation" (une falseta). La fin n'a lieu que quand le musicien l'a décidé (pas trop longtemps quand même) et il indique aux autres que c'est la fin grâce à un remate. Les gens disent "olé" et on se remet à faire tourner du compas sans intervention particulière. Pas de reprise d'un refrain ou d'un thème, non non, juste... rien. Du compas tout simple en attendant la suite. De ce point de vue, le mode d'improvisation du flamenco ressemblerait plutôt à celui... du rap. 

Pas de grille, cela signifie que l'on ne sait jamais vraiment ce qui va se produire. Un (mauvais) musicien de jazz peut à la rigueur jouer sa grille les yeux fermés. Il sait que le soliste aura terminé à la fin du cycle. Rien de tel n'est possible en flamenco. La "grille" se construit en permanence et en direct.

Les notes qui sont jouées font également partie de l'improvisation. On a coutume de dire qu'en jazz, l'improvisation est une sorte de transe où le musicien se fait porter par ses propres notes : il n'a pas le "contrôle" sur ce qu'il joue. Mon intime conviction est que cette démarche n'est pas possible, dans aucune musique. On ne peut jouer que ce qu'on connaît. Mais dire cela ne signifie pas que le musicien n'improvise jamais. Cela veut juste dire que l'improvisation réside dans l'ordonnancement de "figures" déjà connues. Le musicien possède un répertoire de "plans" souvent courts et il peut naturellement passer de l'un à l'autre, développer tel ou tel rif, en réutiliser un dans un nouveau contexte ou encore le transposer. C'est cette liberté qui donne l'impression que les doigts bougent tout seuls, ce qui est évidemment impossible. 

Le flamenco résout, lui, cette contradiction (improviser, mais avec des éléments appris par cœur) grâce au concept de falseta. La falseta est un petit solo appris par le guitariste. Elle est en général composée de un ou plusieurs petits développements (1 ou 2 compas) agencés dans le souci de faire "monter" l'énergie jusqu'au remate. Les bons guitaristes ont en général un répertoire de falsetas personnelles (composées par eux-mêmes), mais il est toujours possible de jouer des falsetas repiquées à d'autres (telles quelles ou modifiées). Certaines ont même fini par tomber dans le "domaine public", tellement elles ont été jouées partout et par tous. Comme pour les letras (de même que pour des pas de danse), il n'y a aucune structure fixe autre que le compas : le nombre de mesures et les harmonies développées sont totalement libres.

4 commentaires:

Bipman a dit…

Salut,

Tu ne penses pas qu’un très bon musicien de jazz peut inventer une mélodie sans l’avoir jamais jouée et sans qu’elle ne soit faite de suites de notes qu’il a déjà travaillées, en pensant les notes avant de les jouer ? (à petite vitesse bien sûr)

Très intéressant ton article ! Ce sont des questions qu’on se pose souvent.

Agnès a dit…

Oui,très intéressante cette comparaison ! Pour rebondir,sur ton article, Jérémie, et sur le message de "Bipman", je pense qu'effectivement en jazz on "prépare" une improvisation et que, c'est simplement mon avis, le saut dans l'inconnu serait de l'ordre du fantasme !Il me semble que l'impro comme tu le soulignes "Bipman",qui serait l'objet disons d'une soudaine inspiration me paraît discutable, en jazz en tout cas... Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de spontanéité dans le geste, bien au contraire chaque musicien saura restituer à partir de ses connaissances et expériences musicales, de son état psychique à tel moment, sa propre sensibilité qui sera alors unique.
Je reste modeste dans mes propos car après tout des "perles rares", ça existe !

Là où je suis surprise, c'est que le flamenco ne suivrait pas ce cheminement ? Mais comment font tous ces musiciens chanteurs et danseurs pour s'y retrouver ? Emotionnellement, ça peut être très déstabilisant !

"jere" a dit…

@ Bipman et Agnes,
Votre intérêt me touche beaucoup, et me fait me dire que finalement, ce débat est loin d'être inintéressant.

Pour tenter de vous répondre à tous les deux, je dirais que la limite de ma position est effectivement le cas d'un très très bon musicien qui aurait emmagasiner tellement de répertoire et d'influences qu'il pourrait en restituer tout ou partie à n'importe quel moment. Dans ce cas, impossible de faire la différence entre les plans "préparés" et la création ex nihilo.
Mais en fait, j'écris ici surtout à l'attention de personnes qui se lancent dans l'apprentissage du flamenco. A ce stade, je pense qu'il vaut mieux voir le problème comme je le pose. Mon exposé permet surtout de démystifier le côté "improvisation", car il y a beaucoup d'enfumage sur le mode : "c'est le feeling qui compte", ou "il faut être espagnol"... Comme si le travail ne comptait pas.
Les bons musiciens qui vous tiennent ce discours vous mentent, car pour être vraiment bon, le feeling est certes important, mais rien ne pourra compenser un manque de travail personnel.
L'apprentissage n'est que du temps passé à écouter, à pratiquer, à comprendre...

agnès a dit…

Je suis bien d'accord avec toi Jérémie. Il y a beaucoup de travail à fournir en amont. Le feeling on l'acquiert avec l'expérience. Apprendre la musique,c'est apprendre un langage, des codes qui régisssent un contexte musical. A force de travail, on parvient à les dépasser, et,pour moi, c'est ça improviser.

Merci en tout cas d'avoir pris le temps d'écrire un billet sur cette relation Jazz/Flamenco, démarche pédagogique, le prof est à l'écoute de ses élèves !! ça m'a fait bien plaisir!
Et un clin d'oeil à Bipman pour être intervenue !!