Histoire du flamenco, de Guy Bretéché

Histoire du flamenco, Eloge de l'éclair
Guy Bretéché
Edition Atlantica Biarritz Pyrénées atlantiques, juin 2008, 22 euros.

Un regard lucide sur l'histoire

Ce n'est pas un livre qui vous étourdit de connaissance historique. Dès le début, l'auteur nous prévient : il n'y aura pas de révélation sur les origines lointaines du flamenco ni de considération ethnomusicologique sur les liens présupposés entre flamenco et qui musique berbère, qui musique indienne, qui danse traditionnelle du bassin méditerranéen... Et c'est la principale qualité de l'ouvrage : un regard lucide sur les racines d'un art dont la méconnaissance a nourrit pendant longtemps les hypothèses les plus farfelues, voire les plus mythiques. 

Car il faut bien comprendre que si les gitans sont bien sortis d'Inde au IXe siècle et le chant le premier instrument de musique de l'humanité, le flamenco n'en est pas moins un art qui a vu le jour dans la période moderne, probablement à la fin du XVIIIe siècle. Bien sûr, les prémisses ont été marqués par le souvenir du brassage des cultures de l'Andalousie musulmane (avec de grands artistes tels que Zyryab), rendu plus prégnant par la douleur du régime de l'Inquisition et l'obscurantisme des rois catholiques, frappant en priorité les gitans, les artistes et les classes populaires en général. 

Et c'est justement la communauté de condition qui permit aux petites gens de s'échanger les influences et de partager leurs peines jusqu'à en faire une forme esthétisée, portée à son paroxysme par le pathétisme gitan. Ces effusions d'émotion populaire sont longtemps restées dans le cercle intime de la famille et du clan. Non par goût, mais par nécessité, les régimes goûtant peu la vulgarité des manières de la populace.

Premiers héritages et premiers succès

De cette époque d'éclosion, on ne possède évidemment aucune trace, les enregistrements n'existaient pas et les artistes ne se vantaient pas de leur art. Ce sont une poignée d'artistes (El Planeta, El Fillo...) héritiers de cette culture populaire qui ont su recycler ces chants et les faire apprécier jusque dans les cafés cantantes de Séville et de Cordoue. Ils connaissaient apparemment déjà les Soleares et les Siguiriyas, noyau dur du flamenco.

C'est le début de l'essor du flamenco, mais aussi, comme le notera l'auteur tout au long du livre, les premières menaces mercantiles sur un art authentique qui supporte très mal les fadeurs esthétisantes. Face au goût des señoritos sévillans pour le chant (et surtout la danse !), un certain nombre d'artistes vont commencer à vivre de leur art et parfois le dénaturé pour mieux répondre aux goûts du public.

Certains le feront même avec génie. C'est le cas du grand Don Antonio Chacón, "fontaine géniale de mauvais flamenco" (Georges Hilaire, Initiation flamenca, 1954), dont les qualités ont permis de sortir le flamenco de la cueva, sans trop le dénaturer.

Cadeau-bonus : la célèbre Media-Granaína qui aurait été chantée par Chacón lors du concours de cante de Grenade :



Les sirènes de la gloire facile

L'essor du flamenco marquera aussi le début d'une véritable guerre entre authenticité et mercantilisme. C'est l'un des aspects les plus intéressants du bouquin. L'un des débats immuables au sein des aficionados est encore aujourd'hui de savoir si tel artiste, tel arrangement, telle interprétation est proprement flamenco ou une dérive commerciale.

La lecture de cet ouvrage nous informe donc sur le fait que ce clivage est loin d'être nouveau. Les "hoy en dia, ya no se hace como antes" ne sont pas nés dans les années 80, mais plus d'un siècle plus tôt. Et le mépris des classes bourgeoises pour un art humble et rustre n'est pas fait pour arranger les choses.

C'est ainsi que le célèbre concours de Grenade, organisé en 1922 entre autres par Manuel de Falla et Federico García Lorca, avait pour objectif de rétablir le cante jondo dans sa tradition. Mais si cette opération fut un demi-succès, elle fut également à l'origine d'un effet pervers : les "marchands de spectacle" se sont engouffrés dans la niche commerciale, incitant les professionnels à se plier aux goûts des profanes, à prêter le flanc aux trompettes de la renommée.

Fait historique étonnant : les autorités ont décidé à la fin des années 20 de taxer 3 fois plus les spectacles impliquant 2 ou 3 artistes que ceux mettant en scène des orchestres complets. C'est le début d'une mode du flamenco d'opérette, style dans lequel a triomphé Pepe Marchena, et qu'on retrouve dans de nombreux films de l'époque.

L'exode massif qui suivit la guerre civile coûta cher au flamenco andalous et la dictature de Franco mit en avant un folklore consensuel et appauvri (on peut encore voir dans certaines tavernes espagnoles des panneaux "prohibido cantar" !).

Un art en voie d'extinction... depuis deux siècles

A chacune de ces époques, le flamenco en tant que tel a bien failli disparaître et ne doit son salut qu'à la préservation de la flamme par une poignée d'amoureux et de gitans authentiques. C'est le principal enseignement que je tirerais de cette lecture.

D'une part, elle confirme ce que je soupçonnais, à savoir que le flamenco ne s'est pas fait en un jour, pas plus qu'il n'a été révélé à l'aube des temps à un peuple élu. Il est le produit d'une lente construction qui prend ses racines dans les événements historiques qui ont secoué l'Andalousie depuis la fin du Moyen-Age.

D'autre part, cet art difficile d'accès par nature (car il exige de l'aficionado un travail sur son propre sens esthétique) est constamment en danger d'extinction. Il est tellement plus facile d'ébahir les foules avec des effets melodramatiques que le flamenco véritable est depuis toujours en train de lutter contre le sens naturel de la société, en train de remonter la pente de l'histoire.

Le fait qu'il soit parvenu jusqu'à nous tient presque du miracle. Nous aurions pu ne connaître que fandangos folkloriques et rumbas évangéliques sans même savoir à côté de quoi nous passions : une Siguiriya, une Solea, un râle existentiel, un chanteur qui meurt littéralement sur scène pour nous transmettre la souffrance de sa condition, qui est également la nôtre, humaine...